Value investing : comment Warren Buffett utilise le PER

Le PER figure parmi les indicateurs financiers les plus utilisés par les investisseurs, mais peu savent l’interpréter avec la subtilité et la profondeur de Warren Buffett. Loin de se contenter d’une lecture superficielle de ce ratio, l’Oracle d’Omaha a développé au fil des décennies une méthode d’analyse sophistiquée qui transforme cet outil comptable en véritable boussole d’investissement.

Cette approche unique du PER s’enracine dans l’héritage intellectuel de Benjamin Graham, tout en s’enrichissant des leçons de Philip Fisher et de l’expérience pratique de plus de six décennies d’investissement. Buffett ne se contente pas de regarder les chiffres : il les corrige, les ajuste et les replace dans le contexte global d’une entreprise qu’il considère avant tout comme un business à acquérir plutôt qu’une simple action à trader.

Ce guide explore les fondements philosophiques et pratiques de l’approche Buffett du PER, révélant comment transformer un ratio basique en outil de valorisation d’exception. De la normalisation des bénéfices à l’évaluation des moats économiques, découvrez les secrets d’une méthode qui a permis de générer des rendements exceptionnels sur le long terme.

Les fondements du value investing selon buffett

L’héritage de Benjamin Graham

Warren Buffett découvre les écrits de Benjamin Graham lors de ses études à l’université Columbia dans les années 1950. Cette rencontre intellectuelle transforme radicalement sa vision de l’investissement et pose les bases de son approche du Price Earnings Ratio (PER). Graham, considéré comme le père de l’analyse fondamentale, enseigne à Buffett que le PER doit être analysé dans le contexte d’une valorisation globale de l’entreprise.

Dans « The Intelligent Investor », Graham préconise une approche quantitative stricte : rechercher des actions avec un PER inférieur à 15, combiné à un ratio price-to-book inférieur à 1,5. Cette méthode, que Buffett applique initialement à la lettre, lui permet de réaliser ses premiers succès d’investissement. Cependant, l’élève dépasse rapidement le maître en intégrant les enseignements de Philip Fisher sur l’analyse qualitative des entreprises.

L’évolution de la pensée de Buffett se manifeste dans ce qu’il appelle lui-même sa transformation de « Graham pur » vers « Graham-Fisher ». Là où Graham se concentrait exclusivement sur les aspects quantitatifs du PER, Buffett développe une approche plus nuancée qui prend en compte la qualité intrinsèque du business model. Cette évolution lui permet de justifier l’achat d’actions avec des PER plus élevés, à condition que l’entreprise possède des avantages concurrentiels durables.

Le concept de marge de sécurité, hérité de Graham, reste central dans l’utilisation du PER par Buffett. Mais contrairement à son mentor qui cherchait une marge de sécurité purement arithmétique (PER faible = prix d’achat sûr), Buffett développe une vision plus sophistiquée où la marge de sécurité provient de la combinaison entre un PER raisonnable et la qualité exceptionnelle de l’entreprise.

La philosophie Buffett : « Acheter des entreprises, pas des actions »

La révolution conceptuelle de Buffett réside dans sa capacité à transformer l’investissement boursier en acquisition d’entreprises. Cette philosophie modifie fondamentalement l’interprétation du PER : au lieu de voir ce ratio comme un simple multiple boursier, Buffett l’utilise comme un indicateur du prix d’acquisition d’une part des bénéfices futurs de l’entreprise.

Cette approche explique pourquoi Buffett peut rester insensible aux fluctuations quotidiennes du PER de ses participations. Quand il achète des actions Coca-Cola avec un PER de 13 en 1988, il ne spécule pas sur une revalorisation à court terme du multiple. Il acquiert une participation dans une entreprise qu’il comprend parfaitement, avec des flux de trésorerie prévisibles et un management de qualité. Le PER devient alors un simple « prix d’entrée » dans un business model exceptionnel.

Cette vision à long terme permet à Buffett de résister aux tentations de market timing basées sur les variations du PER. Contrairement aux investisseurs qui vendent leurs positions quand le PER devient « trop élevé », Buffett conserve ses participations tant que les fondamentaux de l’entreprise restent solides. Cette patience lui a permis de multiplier par plus de 50 son investissement initial dans Coca-Cola, malgré des PER qui ont parfois dépassé 40.

La distinction entre spéculation et investissement, chère à Benjamin Graham, prend tout son sens dans cette approche du PER. Buffett considère qu’utiliser le PER pour du trading à court terme relève de la spéculation, tandis que l’analyser dans le contexte d’une valorisation d’entreprise constitue un véritable investissement. Cette philosophie influence directement sa méthode d’analyse : il ne se contente jamais d’un PER isolé, mais l’intègre toujours dans une évaluation globale incluant les moats économiques, la qualité du management et la prévisibilité des cash flows.

Le PER devient ainsi, dans la méthode Buffett, un outil de valorisation au service d’une stratégie d’acquisition à long terme, plutôt qu’un simple indicateur de timing d’achat-vente. Cette approche explique pourquoi ses critères d’évaluation du PER sont si différents de ceux des investisseurs traditionnels et pourquoi il peut parfois ignorer des PER apparemment attractifs si la qualité de l’entreprise n’est pas au rendez-vous.

Comment Buffett interprète le PER : au-delà des chiffres

Le PER « Buffett-style » : ajustements et corrections

Warren Buffett ne prend jamais un PER au pied de la lettre. Sa méthode d’analyse implique une série d’ajustements qui transforment le ratio basique en un indicateur de valorisation beaucoup plus précis. Cette approche sophistiquée explique pourquoi ses décisions d’investissement semblent parfois contraires à la logique du PER traditionnel.

Le PER normalisé : élimination des éléments exceptionnels

Buffett accorde une importance capitale à la normalisation des bénéfices avant de calculer le PER. Il élimine systématiquement les éléments non récurrents qui peuvent fausser l’analyse : plus-values de cession, charges de restructuration, provisions exceptionnelles ou encore bénéfices liés à des événements ponctuels. Cette méthode lui permet d’obtenir ce qu’il appelle les « owner earnings » – les bénéfices réels que l’entreprise génère dans le cadre de son activité normale.

Par exemple, lors de l’analyse d’American Express dans les années 1960, Buffett a ajusté le PER en excluant les charges exceptionnelles liées au scandale des « salad oil certificates ». Cette normalisation lui a révélé que le PER réel de l’entreprise était beaucoup plus attractif que ne le laissaient paraître les chiffres comptables, ce qui a confirmé son intuition d’investissement.

Le PER prospectif : projection sur 5-10 ans vs PER trailing

Contrairement à la plupart des investisseurs qui se concentrent sur le PER trailing (basé sur les 12 derniers mois), Buffett privilégie une approche prospective. Il calcule le PER en utilisant ses propres projections de bénéfices sur 5 à 10 ans, en se basant sur sa compréhension approfondie du business model de l’entreprise.

Cette méthode lui permet d’identifier des opportunités que d’autres investisseurs ignorent. Quand il investit dans Apple en 2016, le PER trailing était d’environ 12, mais Buffett calculait un PER prospectif encore plus attractif en anticipant la croissance des services et la fidélité exceptionnelle des clients iPhone. Cette vision long terme du PER explique pourquoi il peut paraître « payer cher » à un moment donné, tout en réalisant des gains exceptionnels sur la durée.

Le PER ajusté de la dette : prise en compte du levier financier

Buffett intègre systématiquement la structure financière de l’entreprise dans son analyse du PER. Il développe ce qu’on pourrait appeler un « PER ajusté de la dette » qui prend en compte l’impact du levier financier sur la rentabilité et les risques. Une entreprise avec un PER de 15 mais fortement endettée présente un profil de risque très différent d’une entreprise avec le même PER mais un bilan solide.

Cette approche l’amène parfois à préférer des entreprises avec un PER légèrement plus élevé, mais une structure financière conservative. C’est notamment le cas pour ses investissements dans les compagnies d’assurance, où il privilégie systématiquement les entreprises avec des réserves importantes et un faible endettement, même si leur PER paraît moins attractif au premier regard.

Les critères qualificatifs qui modifient l’interprétation du PER

Qualité des bénéfices : cash vs comptable

Pour Buffett, tous les bénéfices ne se valent pas. Il fait une distinction fondamentale entre les bénéfices comptables et les flux de trésorerie réels, ce qui modifie considérablement son interprétation du PER. Une entreprise peut afficher un PER attractif tout en ayant des bénéfices de mauvaise qualité, c’est-à-dire peu convertis en cash.

Buffett privilégie les entreprises dont les bénéfices se traduisent rapidement en liquidités. Il analyse le ratio conversion cash/bénéfices et ajuste mentalement le PER en fonction de cette qualité. Par exemple, une entreprise avec un PER de 12 mais un taux de conversion cash de 90% sera préférée à une entreprise avec un PER de 8 mais un taux de conversion de 50%.

Cette approche explique son attrait pour les entreprises de services ou de biens de consommation, qui génèrent typiquement des flux de trésorerie importants et réguliers. À l’inverse, il évite généralement les entreprises manufacturières lourdes où les bénéfices comptables peuvent être artificiellement gonflés par des politiques d’amortissement agressives.

Prévisibilité : businesses cycliques vs récurrents

Buffett applique des critères de PER différents selon la prévisibilité des bénéfices de l’entreprise. Pour les businesses cycliques, il utilise une approche de « PER moyenné » sur plusieurs cycles économiques, tandis que pour les entreprises aux revenus récurrents, il peut accepter des PER plus élevés en raison de la visibilité offerte.

Cette distinction est cruciale dans sa méthode d’analyse. Quand il évalue une entreprise comme Coca-Cola, il sait que les bénéfices sont relativement prévisibles grâce à la nature addictive du produit et à la récurrence de la consommation. Cette prévisibilité lui permet d’accepter un PER plus élevé qu’il ne l’accepterait pour une entreprise sidérurgique ou automobile.

Pouvoir de fixation des prix : moats économiques

Le concept de « moats économiques » (fossés économiques) est central dans l’interprétation du PER par Buffett. Les entreprises possédant des avantages concurrentiels durables peuvent justifier des PER plus élevés, car elles ont le pouvoir de maintenir ou d’augmenter leurs marges dans le temps.

Buffett identifie plusieurs types de moats : les effets de réseau, les coûts de changement élevés, les économies d’échelle, les actifs intangibles ou encore les licences réglementaires. La présence de ces moats lui permet d’accepter des PER qui paraîtraient excessifs pour des entreprises sans protection concurrentielle.

Réinvestissement : CAPEX vs bénéfices distribués

L’analyse du réinvestissement nécessaire pour maintenir la croissance influence directement l’interprétation du PER par Buffett. Il distingue les entreprises « capital-light » qui peuvent croître avec peu d’investissements, des entreprises « capital-intensive » qui doivent réinvestir massivement pour maintenir leur position.

Cette distinction modifie le calcul du PER effectif : une entreprise avec un PER de 15 mais qui doit réinvestir 80% de ses bénéfices offre un rendement réel très différent d’une entreprise avec le même PER mais qui peut distribuer 60% de ses bénéfices. Buffett ajuste mentalement le PER en fonction de ces besoins de réinvestissement.

Les seuils de PER selon Buffett

PER < 15 : zone d'opportunité historique

Historiquement, Buffett considère qu’un PER inférieur à 15 pour une entreprise de qualité constitue une opportunité d’investissement attractive. Ce seuil, hérité de Benjamin Graham, reste une référence dans sa méthode d’analyse, même s’il l’applique avec plus de flexibilité qu’au début de sa carrière.

Cependant, ce seuil de 15 n’est pas absolu. Buffett le module en fonction du contexte économique, des taux d’intérêt et de la qualité de l’entreprise. En période de taux bas, il peut accepter des PER plus élevés, tandis qu’en période de taux élevés, il devient plus exigeant. Cette flexibilité lui permet de s’adapter aux conditions de marché tout en conservant sa discipline d’investissement.

PER 15-25 : analyse approfondie requise

La zone de PER entre 15 et 25 représente pour Buffett une zone d’analyse approfondie où la qualité de l’entreprise devient déterminante. Dans cette fourchette, il accepte de payer plus cher à condition que l’entreprise possède des caractéristiques exceptionnelles : croissance durable, moats économiques solides, management de qualité ou position dominante sur son marché.

C’est dans cette zone que s’exprime le mieux l’évolution de la pensée de Buffett vers le « growth at reasonable price ». Il préfère acheter une entreprise exceptionnelle avec un PER de 20 qu’une entreprise moyenne avec un PER de 10, car il sait que la qualité se paie et que les rendements à long terme seront supérieurs.

PER > 25 : exceptions et justifications

Buffett n’exclut pas totalement les investissements avec un PER supérieur à 25, mais ces situations restent exceptionnelles et nécessitent des justifications particulières. Ses investissements dans Apple (PER initial autour de 25-30) ou Amazon illustrent cette approche : il accepte de payer un PER élevé pour des entreprises avec des perspectives de croissance exceptionnelles et des moats économiques incontestables.

Ces exceptions confirment que Buffett ne se contente jamais d’un critère de PER isolé. Un PER élevé peut être justifié par une croissance durable, des marges en expansion, ou une position de quasi-monopole sur un marché en forte croissance. L’important est que le prix payé reste inférieur à la valeur intrinsèque de l’entreprise, même si le PER paraît élevé au premier regard.

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